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Un petit bout de papier...

 

Je suis une petite coupure,
un petit billet froissé, défroissé, plié, déplié, replié.
Un vulgaire billet, oublié aujourd'hui
dans la cinquième poche d'un jean,
la petite poche sur le devant,
si serrée que son propriétaire ne peut y glisser qu'un doigt :
- Dix euros.

Je suis là depuis…
Avant la dernière machine
et à présent je sèche sur un étendoir de balcon,
écrasé, plié en huit dans les replis du coton.
Je me sens un peu abandonné, si mal utilisé !
Je ne suis pas fait pour me reposer !
Et cette odeur de lessive assassine,
qui fait s'enfuir tous mes chers souvenirs…

Parce que si les hommes comptent l'argent
qu'ils accumulent ou qui leur manque,
moi leur billet, je compte les hommes que je relie.
C'est mon passe-temps secret, mon hobby.
Je suis souvent très mal considéré,
certains m'accusent de tous les torts,
de toutes les perversions,
c'est de ma faute si tout va mal,
si l'on fabrique des canons qui rasent des pays entiers,
c'est de ma faute si les hommes s'entretuent,
s'ils n'ont pas trouver le sens de la vie…
D'autres me voient comme la porte du paradis,
le détenteur de tous les délices,
je passe pour être la condition sine qua none de la réalisation individuelle
(qu'est-ce que tu feras quand tu seras riche ?).
Mais je ne suis qu'un outil, qu'un petit bout de papier,
et je ne peux donner plus que ce que chacun porte en lui-même.
Ma vraie fonction, ma tâche, celle pour laquelle je fus créé,
c'est de servir aux hommes de moyen d'échange.
De part mon origine,
je n'ai pas cette valeur intrinsèque que les banquiers m'accordent
et qui leur permet de s'enrichir virtuellement avec du vent.
Faire de l'argent avec de l'argent
cela se résume à mettre face-à-face deux miroirs
dont les reflets se reproduiraient à l'infini,
mais ces miroirs n'envoient que leur vide, l'image est fausse.
Cette richesse accumulée par les puissants n'existe pas,
c'est une illusion, un trou noir
dans la conscience collective où disparaît l'ordre du monde.
La vraie richesse est dans le partage,
mais la qualité du partage n'est pas mon fait,
chacun donne ce qu'il est
et pour ma part je ne suis qu'un petit bout de papier,
je ne peux rien, ce n'est pas moi qui décide, c'est vous.

Je vais vous conter un souvenir que j'affectionne
avant qu'il ne s'évapore sous ce soleil d'or dont vous faites du plomb.
J'avais environ quatre ans d'ancienneté,
j'en étais à ma sept cent vingt-troisième transaction,
et je me trouvais pour l'heure
dans un endroit très pauvre de l'Europe oubliée.
La jeune femme m'avait obtenu
en travaillant toute une semaine
dans une petite usine textile à coudre des fermetures à glissière
sur des combinaisons de ski.
Le samedi matin,
elle s'était rendue dans le village où elle était née
et où son amoureux devait la rejoindre par le train du soir.
Elle n'avait plus personne au pays,
la guerre quelques années plus tôt avait dévasté la campagne,
alors aussitôt descendue du train,
elle se rendit à la première auberge
où elle décida de réserver la plus belle chambre.
C'est là que je quittais la tendre moiteur de son corsage
où j'étais douillettement installé,
pour un tiroir-caisse poussiéreux
au fond duquel languissaient sur l'acier froid
quatre trombones et deux élastiques.
Je n'eus pas l'occasion de me lier à aucun d'eux
car la femme de l'aubergiste vint me tirer de là.
- «Tiens ! dit-elle en m'exhibant au-dessus du comptoir
à un petit homme édenté qui me regardait avec avidité,
voilà les vingt euros que l'on te doit
pour cette fenêtre que tu as réparée
et cette vieille porte que tu as si bien mastiquée.»
Plié en deux, il me serra dans sa main rugueuse
qui tremblait un peu puis,
se tournant vers une table où des hommes jouaient aux cartes,
me tendit à celui dont les yeux disparaissaient sous d'épais sourcils.
- «Avec ça, dit-il, est-ce assez pour venir curer le puits
et remettre la pompe en marche, qu'on ait de l'eau dans le jardin ?»
Le puisatier ouvrit son vieux portefeuille pour m'y installer
en me dépliant comme une image pieuse,
mais il n'eut pas le temps de refermer sur moi le cuir parcheminé,
son voisin déjà m'attrapait par un coin.
- «N'est-ce pas justement la somme que tu avais offert
à celui qui viendrait remettre tes tuiles en place ?
Cela sera fait dès qu'il fera beau !
En attendant, fit celui-ci,
me faisant glisser sur la table entre les cartes et les jetons,
voilà pour me libérer de mes dettes.»
L'homme qui m'attrapa
m'agita comme un oriflamme au bout de son bras tendu.
- «Tu mettras une tournée générale sur mon compte et tu garderas la monnaie !»
De nouveau je me retrouvais dans l'obscurité du tiroir-caisse
où les trombones enlacés n'en finissaient pas d'émoustiller les élastiques.
J'attendis un peu, la lumière revint.
On m'échangea contre une caisse de cidre
et tout de suite après contre une remorque pour cyclomoteur,
puis contre une pièce montée pour le prochain baptême d'une petite fille.
Quand la moitié du cidre fut bu, je refis un tour dans le tiroir caisse.
Au cours de la journée, sans être jamais sorti de cette auberge,
j'étais passé entre toutes les mains.
à chaque fois, j'avais libéré une dette
ou permis un échange à venir.
Trois fois l'aubergiste avait encaissé ma valeur
et je m'étais multiplié en restant toujours seul
parce qu'à chaque fois réinvesti dans un nouveau partage.
à la tombée de la nuit, la jeune fille qui m'avait amené là,
entra au bras de son amoureux,
mais ils s'excusèrent de ne pouvoir rester dormir dans la belle chambre,
ils étaient invités chez une lointaine cousine retrouvée,
et la jeune fille souhaitait récupérer son bien.
J'allais repartir,
quitter cet endroit où mon passage avait permis tant d'échanges,
j'allais repartir et chacun sans un sou en poche était désormais plus riche,
des dettes avaient été payées,
un puits serait curé, une pompe réparée,
les tuiles seraient remises en place,
une pièce montée serait partagée au baptême,
une remorque pleine de bois suivrait un vélo moteur,
un jardin serait arrosé,
et du cidre encore serait bu.
L'aubergiste me sortit du tiroir pour la dernière fois,
elle m'attrapa et je retrouvais le moelleux coussin de sa peau laiteuse.
C'est là qu'un peu plus tard son galant me trouva en cherchant un trésor,
et c'est ainsi qu'inconscient de son geste
il me fit disparaître dans cette poche étroite où je suis encore,
petit bout de papier oublié.

 

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